La
gratuité de l'enseignement - passé, présent, avenir
Bernard
Toulemonde
Inspecteur
général de l'Education nationale (1er trimestre 2002)
3.5. Les
manuels scolaires
La question des
manuels scolaires est d'abord d'ordre pédagogique : Quelle est leur
fonction,
leur qualité et leur usage dans les classes et dans les établissements
scolaires (écoles, collèges,
lycées) ? Sur ce point, on se reportera à l'excellente étude
effectuée en 1999 par l'Inspection
Générale de l'Education nationale (rapporteur : Doyen Dominique
Borne), publiée dans le Rapport Général 2000 (pages 59 à 100). Tout
y est dit sur les conditions d'utilisation pédagogique des manuels, sur
la " crise du manuel ", sur ses relations, parfois de
substitution (L'IGEN
observe que, quel que soit le type d'établissement, le nombre de
photocopies varie de 300 par élèves et par an à 1 000 et parfois
davantage. La fréquence la plus habituelle se situe dans la fourchette
600-700.),
avec la photocopie, sur la concurrence des nouvelles technologies de
l'information et de la communication. Sur ce dernier point, des analyses
approfondies ont également été conduites (rapporteur : Guy Pouzard)
et publiées (cf. Rapport Général 2000, p. 203 à 234 et, pour les
sciences de la vie et de la terre, p. 479 à 497). Ces études peuvent
utilement alimenter les réflexions des équipes pédagogiques au sein
des établissements, des formateurs des Instituts universitaires de
formation des maîtres et, à tous les niveaux, guider les décisions
des responsables.
Pour s'en tenir
à la question de la gratuité, différents problèmes sont posés,
communs ou
propres à chaque degré d'enseignement.
a) L'utilisation des
nouvelles technologies de l'information et de la communication
On peut d'abord
s'interroger sur l'avenir du manuel lui-même : les nouveaux supports ne
le rendent-ils pas périmé ? Encouragent-ils à redécouvrir le livre,
un " livre de lecture et de référence ", derrière le manuel
scolaire, comme le suggère l'Inspection Générale ? A tout le
moins, le manuel classique est et sera de plus en plus fréquemment
accompagné de nouveaux
instruments (ex : CD-ROM). Par conséquent, la fourniture gratuite de
" manuels " aux élèves
ne peut se cantonner aux supports classiques et, à cet égard, une
diversification des supports
doit nécessairement être envisagée.
Il convient
ensuite de s'interroger sur l'accès aux nouvelles technologies : des
inégalités entre
élèves se creusent du fait que certains disposent à domicile de
l'ensemble des nouvelles technologies et d'autres non. Il est donc
indispensable que les établissements scolaires, à tous
les niveaux, soient équipés et connectés (Bibliothèques Centres
documentaires dans l'enseignement primaire et Centres de documentation
et d'information dans l'enseignement secondaire ; salles de classes) et
que les élèves soient initiés et puissent accéder à l'utilisation
de ces instruments, indispensables à leur formation et à leur
insertion professionnelle.
A cet égard,
d'importants progrès ont été accomplis : en matière d'équipement,
par l'action
conjuguée de l'Etat et des collectivités locales, même si
l'équipement des écoles primaires
s'opère plus lentement ; en matière de formation des maîtres, par la
mise en place de
programmes de formation initiale et continue ; en matière d'utilisation
pédagogique, par l'intégration de ces nouvelles technologies dans le
processus des enseignements : sur ce point,
la mise en place des Travaux Personnels Encadrés (TPE), des projets
pluridisciplinaires à
caractère professionnel (PPCP), et de l'éducation civique, juridique
et sociale (ECJS) dans les
lycées et les lycées professionnels va entraîner un important "
saut quantitatif et qualitatif ".
Au demeurant,
comme l'indique également le rapport de l'Inspection Générale, le
chemin à
parcourir reste considérable. En tout cas, les nouvelles technologies
ne peuvent plus être
ignorées, évidemment sur le plan pédagogique, mais aussi sur celui de
la gratuité de
l'enseignement.
Il est proposé
d'assouplir la notion de manuels mis à disposition des élèves dans
les
collèges (avec ses incidences sur la comptabilité des établissements)
et de poursuivre
vigoureusement l'effort d'équipement collectif de tous les
établissements scolaires.
b)
Les livres à l'école primaire
Comme nous l'avons
vu précédemment, les communes n'ont aucune obligation de fournir les
livres utilisés individuellement par les élèves ou de créer une
Bibliothèque Centre documentaire (BCD). En revanche, beaucoup
constituent un " fonds " de manuels scolaires attaché aux
classes, avec usage collectif et prêt aux élèves, voire créent des
BCD.
Cette situation
suscite l'ire du syndicat des éditeurs :lors de la rentrée scolaire
2000, celui-ci a
vigoureusement dénoncé la baisse des achats de manuels scolaires dans
les écoles ; ceux-ci se
monteraient en moyenne à 58 F par élève (contre 70 F, il y a dix ans)
pour 21 F de papier à
photocopie et 12 F pour les logiciels, CD-ROM et Internet (Libération
et les Echos, 8 septembre 2000, Le Monde, 15 septembre 2000.)
; 14 % des communes consacreraient à l'achat de manuels moins de 10 F
et un quart moins de 30 F. Parallèlement,
les photocopieuses feraient l'objet d'un usage " frénétique
".
Sur ce point
l'enquête de la Fédération des DDEN ne permet ni d'infirmer ni de
confirmer les chiffres, mais d'y apporter un correctif : la Fédération
note que d'importants crédits d'Etat ou divers concours viennent
compléter les crédits communaux. Quoi qu'il en soit, l'Inspection
Générale, pour sa part, a procédé à un constat assez alarmant : sur
1 000 classes dotées de manuels deux ans après la mise en place des
nouveaux programmes (1995), 17 % seulement des manuels de français
utilisés sont édités postérieurement à cette date, 26 % en
mathématiques, 35 % en langues vivantes (dont l'enseignement a été
introduit récemment).
En réalité,
dans l'enseignement du 1er degré, c'est toute la question de l'usage
pédagogique des manuels, des photocopies et des nouvelles technologies
qui devrait faire l'objet d'une réflexion. Cette réflexion devrait
déboucher, en amont, sur la formation des professeurs des écoles au
sein des IUFM, de façon à les préparer dans de meilleures conditions
à cette utilisation.
Parallèlement,
un dialogue devrait être ouvert avec l'Association des Maires de
France, en liaison avec le Ministère de l'Intérieur, responsable des
dotations financières aux communes, pour gommer des disparités par
trop criantes, qui peuvent aboutir à des discriminations entre usagers
du service public. Sujet délicat, car il met en cause la libre
administration des collectivités locales. Il est hors de question
d'imposer un tarif unique à toutes les communes, mais est-il possible
d'aider les communes ayant un nombre élevé d'élèves et dotées d'un
faible potentiel fiscal ?
c) Les manuels de collège et
les cahiers d'exercice
A la suite de la loi Haby de 1975, la gratuité des manuels scolaires
est assurée par l'Etat depuis la rentrée scolaire 1977 dans les
collèges publics et privés sous contrat (Ainsi
que dans les classes de 4ème et 3ème technologiques des lycées
professionnels (classes de niveau collège), où la gratuité s'étend
aux " documents pédagogiques à usage collectif " (NB : dans
certaines de ces classes, il n'existe pas ou peu de manuels scolaires).,
à tous les élèves, boursiers ou non, quels que soient les revenus de
la famille. Cette mesure rencontre une approbation assez générale,
tout en offrant des terrains de discussion (" prêt " et non
" don " des manuels, rythme du renouvellement des collections,
etc…) ("
La gestion de la gratuité des manuels scolaires dans les collèges
", Rapport IGAEN, Février 1986.),
voire des sujets de mécontentement, aux éditeurs en particulier.
S'agissant de la gratuité, deux questions sont posées : le volume des
dotations budgétaires ; l'achat de cahiers d'exercice, payants, liés
aux manuels, gratuits.
- Le volume
des dotations budgétaires
Le budget des
manuels scolaires (chapitre 36-71) s'élève à 347 MF en 2000, montant
identique depuis 1998, le niveau antérieur étant de 317 MF. La
dotation budgétaire tient en principe compte du coût d'une collection
complète de manuels à un niveau déterminé (
Sur la base des tarifs de la Maison Joseph Gibert, avec une remise de 25
% accordée sur les prix publics. En 1999, pour la classe de 3ème , le
tarif était de 686 F. L'augmentation de la dotation 1998 s'explique par
l'augmentation d'une unité du nombre des manuels fournis aux élèves,
en classe de 4ème) .,
théoriquement renouvelée en totalité ; le renouvellement est donc
prévu tous les 4 ans, en réalité opéré tous les 5 ou 6 ans.
Les éditeurs
estiment que les achats sont en baisse -mais la dotation budgétaire est
constante- et, surtout, que les dotations sont insuffisantes pour faire
face aux nouveaux programmes et à un renouvellement optimal des
collections. Ces discussions ne sont pas nouvelles et il est vrai qu'en
période de changement des programmes -ce qui vient de se produire dans
les collèges de 1996 à 1999-2000- des retards s'accumulent. Mais, en
principe, une fois adoptés, les nouveaux programmes ne peuvent être
modifiés avant 5 ans comme l'indique " la Charte des programmes
" de 1991 -ce qui donne le temps de mettre à jour les collections.
Les crédits
sont-ils suffisants ? On pourra en discuter longtemps : la logique des
acteurs (Etat et éditeurs) conduit nécessairement à l'opposition. En
revanche, pourquoi ne pas rechercher des " accords contractuels
" entre le Ministère et les éditeurs, comme il a été fait à
propos des manuels de 4ème (grammage limité, brochage et non plus
cartonnage), pour alléger (non seulement le poids du cartable) les
coûts, emprunter des voies nouvelles (manuels de cycle ou de niveau,
etc…) tout en s'accordant sur des objectifs et contenus pédagogiques
(par ex : part des illustrations, des exercices…) et en s'adaptant aux
conditions nouvelles, pédagogiques et technologiques ?
Des achats
complémentaires sont parfois exigés par des enseignants. " La
pratique est habituelle en langues vivantes où l'usage d'un cahier
d'exercices est la règle quasi générale ", note l'Inspection
générale dans son rapport. Celle-ci s'interroge d'ailleurs sur la
compatibilité de cette pratique avec la gratuité des manuels.
Interrogation tout à fait pertinente !
Cette
pratique, en effet, suscite d'abord des réserves sur le plan
pédagogique ; elle est de plus contraire à la gratuité des manuels
scolaires. Sur le plan pédagogique, le recours aux cahiers d'exercice
suscite des réserves, en particulier à l'Inspection Générale dans
des disciplines plus particulièrement concernées, les langues
vivantes. D'abord, bien que prescrit par l'enseignant, le cahier
d'exercice est-il utilisé effectivement ? Il l'est peu en classe
(seulement dans la moitié des cas observés par l'Inspection Générale
dans le cadre de son enquête sur les manuels -ce que confirment les
chefs d'établissement), sans doute plus à la maison. Il tend ensuite
à induire des
comportements pédagogiques peu souhaitables de la part du professeur :
pédagogie purement
" mécanique ", déterminée par le cahier et non par la
conduite de la démarche d'apprentissage
et de la classe par le professeur lui-même. Il prive également
l'élève d'une partie du bénéfice
des exercices : recopiage et, par conséquent, attention et
compréhension des intitulés des questions, etc…
En bref, commode
pour le professeur, l'appel aux cahiers d'exercice constitue plus une
solution de facilité qu'un travail créateur et approprié construit
par le maître pour ses élèves. C'est dire si l'on ne peut les
recommander.
Sur le plan
financier, le prix des cahiers d'exercice se situe entre 40 et 50 F.
Bien entendu, ils
sont renouvelables chaque année, puisque l'élève remplit, en
principe, ce cahier. Quel paradoxe, alors que le manuel correspondant
est prêté gratuitement à l'élève et transmis pendant plusieurs
années à d'autres élèves ! Comment ne pas s'étonner et flairer
quelque contournement de la règle de gratuité des manuels de collège
? En tout cas, le Tribunal Administratif de Bordeaux a tranché : les
cahiers d'exercice ne peuvent être mis à la charge des parents
d'élèves (T.A.
Bordeaux 29 juin 1999 Solana, déjà cité. Ce jugement se trouve
actuellement en instance d'appel)..Jugement
douteux (n'est-on pas en présence de fournitures scolaires à usage
individuel et privatif ?), dont il est d'ailleurs fait appel. Il est
très probable que plusieurs Tribunaux Administratifs, saisis de la
même question à la rentrée scolaire 2000, devront également prendre
position.
Comment sortir de
cette situation ?
Trois solutions
sont envisageables :
- soit on
laisse cette dépense à la charge des familles, au titre des
" fournitures scolaires ".
On entérine
alors un " contournement " de la gratuité, on encourage une
pratique pédagogique regrettable, on va à l'encontre de la décision
du Tribunal Administratif de Bordeaux (même si elle n'est pas encore
confirmée). Cette première solution doit donc être écartée.
- soit on
assure la gratuité des cahiers d'exercice fournis aux élèves
avec les manuels.
Cette solution
serait en cohérence avec la proposition d'ouvrir la définition du
" manuel scolaire ". Elle soulève une première question :
quelle collectivité prendra en charge cette dépense ? Le jugement du
Tribunal administratif de Bordeaux range l'achat de ces cahiers parmi
les " dépenses de fonctionnement du collège ". Ce faisant,
cet achat paraît inclus dans le fonctionnement courant, couvert par
la subvention de la collectivité territoriale de rattachement -ce qui
est tout à fait discutable- et par conséquent pèsera d'autant sur
cette subvention.
On pourrait
raisonner autrement et considérer qu'il s'agit là d'une "
dépense pédagogique à la charge de l'Etat " dont la liste a
été fixée par le Décret du 25 février 1985 -et qui inclut les
manuels scolaires-, si l'on veut bien admettre que la liste fixée en
1985 est indicative et non exhaustive (
D'ailleurs, même si cette liste était exhaustive, un décret pris
dans les mêmes formes pourrait y ajouter les cahiers d'exercice.)
; c'est ce qu'a fait le Conseil d'Etat à propos des droits de
reproduction des œuvres protégées, qu'il inclut parmi les dépenses
pédagogiques à la charge de l'Etat (
Avis du 25 mai 1999.).
A supposer que
l'achat des cahiers d'exercice relève de l'Etat, les dépenses
seraient imputées sur les crédits des manuels qui seraient amputés
d'autant ou qui devraient être abondés. Abondés de quelle somme
?
D'une part, le
risque est grand d'assister à une généralisation de ces cahiers
d'exercice, aujourd'hui limités à peu près aux langues vivantes, à
toutes les disciplines, avec par conséquent une explosion des coûts.
Or, comme nous l'avons vu, sur le plan pédagogique, l'utilisation de
cet instrument de travail ne peut être conseillé.
D'autre part,
ces cahiers doivent être renouvelés chaque année (les élèves les
remplissent) : le coût est donc élevé. C'est pourquoi, nous ne
suggérons pas la prise en charge collective des cahiers d'exercice.
- soit on
s'abstient de prescrire l'achat de cahiers d'exercice :
Nous proposons
de ne pas avoir recours aux cahiers d'exercice et par conséquent de
recommander aux enseignants de s'abstenir de prescrire l'achat de ces
cahiers. Les
raisons pédagogiques évoquées ci-dessus fondent cette proposition.
Toutefois, pour être comprise, cette mesure, si elle est retenue,
doit s'accompagner de deux autres : d'une part, les corps d'inspection
générale et régionale doivent être des " missi dominici
" et convaincre les enseignants d'emprunter d'autres méthodes
pédagogiques, plus efficaces pour les élèves ; d'autre part, des
solutions de substitution doivent être offertes, dont l'étude
pourrait être menée conjointement avec les éditeurs
(réintégration de quelques exercices dans les manuels eux-mêmes ou,
mieux encore, dans le livre du maître ; mise en ligne ou sur CD-ROM
de banques d'exercices, parmi lesquels l'enseignant choisirait, en
fonction de sa démarche pédagogique, etc…).
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